
Telles
sont les trois premières phrases de
l'Enfer
de Dante, pour lequel Rodin sculpta une porte si grandiose.
De ces trois phrases, je n'ai gardé que les sept premiers
vers,
les deux derniers me semblant rompre ce sentiment de terreur qui
transpire jusque là...
Dans ce texte qui ouvre la descente aux enfers, avant même
que
Virgile ne se soit institué le guide du poète,
deux
forces distinctes se succèdent : tout d'abord (v.1
à 3)
le sentiment de déperdition, ensuite la peur (v.4
à 7).
Retentit, entre le travail de ces deux forces, un puissant cri de
douleur (
Ahi !,
au début du v.4).
D'où les trois périodes du madrigal :
A. La déperdition
La déperdition, ici concrètement le sentiment de
se
perdre dans une forêt obscure, se traduit musicalement par un
mélange de rectitude et de confusion. Ce mélange
occupe
toute la première partie du madrigal (pp.1-9, i.e.
mes.1-129).
La rectitude est tant mélodique [thème initial
par
exemple] qu'harmonique [mes.110-129, par exemple]. Elle signifie la
linéarité de la vie, de notre vie, que l'on prend
en son
milieu, la rectitude du droit chemin, rectitude perdue. Quant
à
la confusion, elle se matérialise dans le foisonnement, dans
les
bruissements parfois insupportables, sombres et terrifiants qui
marquent les respirations de la forêt obscure. Cela s'indique
dans le malaise incessant généré par
le frottement
quasi permanent du ré bémol avec le do, ou du
ré
naturel avec le ré bémol [mes.28-42 ou 110-115,
par
exemple] ; et, plus terrible, l'épaisseur de l'obscure
forêt est rendue par un couple d'accords identiques et
différents (échanges) où la
respiration devient
suffocation [mes.16-19 (ci-dessous), 58-61, 64-67, 85 et suiv.].
A1 : la vie (mesures 1
à 42)
Nel mezzo,
premières mesures
- mes.1-19 Leitmotiv
à deux thèmes (1-13, puis 14-19).
- mes.20-37
Développement du thème 1 du Leitmotiv
: système d’échanges
mélodiques soutenu par
le frottement quasi permanent et oscillant entre ré
bémol
contre do et ré naturel contre ré
bémol. Bien
sûr priorité est donnée à la
voix qui a le
thème mélodique - le reste devant être
d'une
précision diabolique, qu'il s'agisse des hauteurs ou du
rythme !
- Respiration intermédiaire à la mesure
28.
- mes.37-42 Conclusion du
passage en
accélération progressive sur la «
contre-rythmique
» des mélodies échangées
(noire
pointée, noire, croche, blanche pointée, noire).
Nel mezzo, mesure
38 sqq.
A2 : la perte de
soi (mesures 43 à 99)
- mes.43-61 = mes. 1-19
- mes.62-67 Transition
où le thème 2 du Leitmotiv
initial se décompose métronomiquement. La
mécanique se dérègle, comme
freinée par
endroits… d’où le piu lento.
- mes.68-99 Fugue sur ce
thème, dans sa
forme originelle, avec petite strette récapitulative
à
93-99.
petite
strette récapitulative
A3 : la perte de la
direction (mesures 100 à 129)
- Ici le Leitmotiv
voit sa
fin modifiée : les basses donnent un sol bémol,
là
où il devrait y avoir un sol naturel. Ce glissement, cet
«
accident » va provoquer une exaspération du
sentiment de
la perte, comptée par l’horloge du temps de la
vie, du
temps qui ponctue la vie d’une
régularité toujours
plus diabolique (mes. 116-129).
- La perte de la direction est vécue comme un
glissement
inéluctable : déjà les basses avec
leur sol
bémol de 109, la descente chromatique de 110-115, puis tutti de 122
à 129.
fin de la partie A
Tout le reste du madrigal (pp.10-20,
i.e.
mes.130-266) est habité par la peur, peur de la
déperdition dans l'obscure forêt, plus terrifiante
encore
que la peur même de la mort.
B. La souffrance
mesures 130
à 174
début de la
partie B
- Tout d'abord une longue et lente plainte,
développée dans l'interjection de souffrance ahi.
- mes.130-138 Machine de la
souffrance, par
superposition d’une mécanique infernale de la
douleur,
imperturbablement régulière, aux voix
d’hommes
(avec montée progressive sur les trois premières
noires
[ou deux premières noires + début de la blanche
pointée], puissant sur la blanche [ou sur les deux derniers
tiers de la blanche pointée], et en retrait soudain sur la
dernière noire) et d’une série de
plaintes
douloureuses qui s’emboîtent aux voix de
femmes…
- mes.138-154 Uniquement en
plaintes, la machine
s’est arrêtée pour un moment
(à bouger,
à faire vibrer [ ?])
- mes.155-164 = mes.130-138
inversé (mêmes dynamiques)
- mes.165-174 Uniquement en
plaintes etc.
C. La peur
Puis
le discours se
reforme, reprend de la consistance, avec un thème sinueux
inlassablement répété,
l'épaisseur
harmonique de l'obscure forêt étant toujours
là,
tapie dans l'ombre, dans sa propre ombre, prompte à envahir
l'espace sonore... Enfin (mes.223 sqq.), la grande peur frissonne dans
la déchirante voix de celui qui ne fait que se souvenir de
l'obscure forêt, la peur frissonne jusqu'à
s'éteindre dans la mort.
C1
: la dureté (mesures 175 à 223)
début
du thème de la dureté exposé
à l'alto
- mes.175-182 Huit mesures
d’exposition harmonisée du thème de la
dureté
- mes.182-202 Fugue sur le
thème, avec
contre-sujets 1 et 2 en contre-rythme. Passage rythmiquement
très exigeant…
- Petite strette à 199-202
- mes.202-223 Reprise de
l’exposition
harmonisée en tension vers la réapparition du
thème 2 du Leitmotiv
initial – ce qui provoque une légère
détente.
C2 : la peur (mesures 223
à 238)

début du thème de la peur de la mort
(au ténor)
- mes.223-227 Apparition
(ébauche) du thème de la peur de la mort au
ténor.
- mes.227-230 Peur blanche,
livide.
- À 229-230, césure prosodique dans la
continuité du son.
- mes.230-233 Descente vers
l’enfer de la
peur (peur de l’enfer). Rôle des basses (attention
ne pas
ralentir !).
- mes.233-238 = mes.227-230
mesures
227-230 : peur blanche, livide...
C3 : la mort (mesures 239
à 266)
- mes.239-251 Alternance
imbriquée du
thème (complet cette fois) au ténor
(déchirant
mais toujours a tempo !) et de l’harmonie de la peur de la
mort
- mes.251-261 Petite fugue
très serrée, sorte de strette sans
fugue…
petit strette sans
fugue...
- mes.261-266 Chute dans la
mort. Rôle
capital du mi bémol des basses à 265. Tout
ça dans
un seul souffle qui s’épuise.
dernières mesures